13
Bak et Imsiba levèrent la voile pour Kor aux premières lueurs de l’aube. Le Medjai était de bonne humeur, et sa soirée avec Sitamon lui avait rendu son amour-propre. Il parlait peu d’elle, mais quand Bak le complimenta sur le nouveau bandage bien net sur son bras, il admit d’une voix vibrante de fierté qu’elle avait soigné la plaie.
Le fleuve était placide et une belle brise les poussait vers l’amont à vive allure. En moins de la moitié du temps qu’il eût fallu pour couvrir cette distance à pied, ils purent descendre leur voile et tirer l’embarcation non loin du port encombré, sur un bout de berge encore saturé d’humidité après le retrait des eaux. Imsiba se dirigea vers des barques de pêche alignées au bord de la rive, où des hommes rassemblaient les filets mis à sécher durant la nuit.
Bak marcha vers le port. Des vaisseaux de toutes tailles étaient attachés parfois sur trois rangées le long d’un quai que surplombaient des remparts en brique à moitié délabrés. La reprise du trafic, annoncée la veille, mais à une heure trop tardive pour naviguer, allégeait le pas des travailleurs du fleuve et égayait leur voix. Cette joie communicative créait une atmosphère allègre qui, priait Bak avec ferveur, se révélerait justifiée.
Les gros navires oscillaient sur l’onde comme depuis près d’une semaine, leur pont chargé de hautes piles de marchandises, les équipages passant leurs dernières heures dans l’oisiveté. Les capitaines, en petits groupes sur le rivage, bavardaient avec animation. D’après quelques bribes surprises par Bak, ils causaient principalement du banquet de Thouti et, comme il l’avait espéré, ils ne manifestaient aucun désir de partir.
Sur le pont des bateaux plus modestes, des matelots presque nus s’affairaient en vue de hisser la voile. Leurs patrons, de petits marchands impatients de reprendre leurs affaires, dansaient presque de bonheur en lançant des ordres. Telles des bêtes de somme nautiques, ces barques faisaient la navette chargées de la production locale, s’arrêtaient aux villages pour prendre à bord ou pour livrer les denrées nécessaires à la vie. Pas de banquet pour leurs capitaines ; eux ne coudoieraient pas les grands accoutumés au luxe, bien loin de leur labeur sans fin.
Bak repéra un homme chauve aux jambes fluettes qu’il connaissait, et dont le robuste vaisseau circulait entre Bouhen et Ma’am.
— Je cherche Ouensou, le Kouchite qui possède un petit navire marchand dans lequel il descend le Ventre de Pierres. Le connais-tu ?
— Oui, mais hélas tu manques de chance, lieutenant, répondit l’homme en se grattant le crâne, les sourcils froncés. Il est parti voici près d’une semaine. Je ne l’ai pas revu depuis.
La bonne humeur de Bak s’envola, toutefois il ravala sa déception. Depuis le temps, il aurait dû apprendre qu’on ne s’en remettait pas aveuglément à la faveur des dieux.
— Sais-tu où il allait ?
— Un soir il était là, le lendemain au point du jour il avait disparu. C’est tout ce que je peux te dire.
— Ouensou, le fou de Kouch, dit Neboua, crachant sur un pan de rempart en ruine pour souligner son mépris.
Bak se trouvait au sommet du fortin avec l’officier aux traits rudes, et contemplait la rive. Au-delà coulait un fleuve d’or bruni, pareil à un miroir ondoyant réfléchissant le ciel qu’illuminait Kheprê, le soleil levant.
— Nous espérions le trouver ici, à Kor, immobilisé au même titre que les autres, mais j’apprends qu’il est parti depuis près d’une semaine.
Bak ne voulait en aucun cas blesser son ami, cependant, malgré ses efforts, il ne pouvait bannir toute accusation et tout reproche de sa voix.
— Si tu réfléchis bien, lieutenant, répliqua Neboua non sans agacement, tu te rappelleras que nous avons commencé à fouiller tous les bateaux et les caravanes plusieurs jours avant la mort de Mahou et la décision de Thouti d’arrêter le trafic. J’ai remarqué Ouensou en train de parler avec Mahou le jour de mon arrivée à Kor, et je ne l’ai pas revu depuis. Cela ne me surprend pas. En fine mouche qu’il est, il a filé dès qu’il a constaté la minutie de nos inspections. Je parierais une jarre du meilleur vin qui se trouve à Kemet qu’en ce moment même il navigue au sud de Semneh, libre comme l’air.
Le sarcasme de Neboua peina Bak autant que la justesse de ses propos. Le policier lui adressa son sourire le plus chaleureux.
— La déception, et non la méchanceté, mon frère, m’a poussé à m’exprimer ainsi.
Le tenue d’affection radoucit Neboua, qui admit :
— Et moi, c’est la frustration. J’ai hâte de retourner à Bouhen, auprès de ma femme et de mon enfant, vers des visages aimables, et non de côtoyer des hommes qui se détournent, de crainte que j’invente une raison supplémentaire de les retenir dans cet endroit misérable.
— Agenouille-toi dans tous les sanctuaires de Kor et implore la faveur des divinités, conseilla Bak, sérieux malgré son ton enjoué. Si Imsiba et moi parvenons à localiser le mystérieux tombeau d’Intef, avec de la chance il sera encore rempli de contrebande, et nous y tendrons un guet-apens à l’homme sans tête. Seule sa capture signifiera la fin de cette besogne ingrate.
— Je vais faire plus que prier, affirma Neboua en lui donnant une claque sur l’épaule. J’enverrai des patrouilles sur la piste qui traverse le Ventre de Pierres, avec pour consigne de chercher Ouensou. S’il est aussi malin que je le crois, il est hors d’atteinte, au pays de Kouch, mais on ne peut se permettre de baisser les bras. Il serait possible de dissimuler un léger problème au vizir, pas une affaire dont tout le monde connaît la gravité.
Bak préféra ne pas songer aux conséquences d’un échec.
— À quoi ressemble ce Ouensou ?
— Comme marin, il n’a pas son égal. Il a grandi dans le désert, mais il se sent plus à l’aise sur l’eau que sur la terre ferme. Je sais, ajouta Neboua avec un sourire en remarquant l’air harassé de Bak, tout cela ne t’apprend rien.
Il frotta son menton piquant, bleui par la barbe de la veille, et tenta d’affiner sa description :
— Imagine une version plus petite et plus brune du capitaine Roï. Il a pour seuls amis ses hommes d’équipage et ne se fie à personne.
— Je présume que l’homme sans tête se cache parmi mes suspects, et que Ouensou est son instrument. Pourtant, par deux fois tu as fait allusion à son intelligence.
— « Ruse » serait un terme plus approprié. Sa pensée n’est ni complexe ni subtile.
— Pourrait-il avoir tué Mahou et Intef ? Les Kouchites ont la réputation de manier l’arc avec une grande dextérité.
— Pas plus que les hommes de Kemet ! protesta Neboua, qui sourit aussitôt de sa propre véhémence. Et Ouensou encore moins. Son bras gauche est faible et atrophié, sa main tordue et déformée n’est que l’ombre pathétique de sa droite, à la suite d’un accident survenu dans son enfance.
— Ce bras devrait le rendre aisément identifiable, dit Imsiba en esquivant un porteur d’eau, deux grosses jarres suspendues à un joug en travers de ses épaules. Et, si j’en crois les pêcheurs, son navire est tout aussi facile à repérer.
Bak s’écarta pour céder le passage à un homme qui serrait un agneau bêlant dans ses bras.
— Ils sont bien sûrs que Ouensou n’est pas parti vers le sud ?
Imsiba secoua la tête, non parce qu’il ne savait que répondre, mais parce que toute conversation était impossible. Ils continuèrent sans mot dire sur le chemin parallèle au port, bousculés par des gens sifflant, chantant, criant, animés à la perspective de tourner le dos à Kor. Bientôt ils quittèrent le quai, laissant derrière eux l’effervescence, échangeant les odeurs de sueur, d’animaux et d’épices exotiques contre celles du fleuve et de la riche terre noire gorgée d’eau.
— À l’arrêt du trafic, reprit Imsiba, ceux qui halent les navires à contre-courant dans les rapides ont déposé leurs cordages pour se remettre aux cultures. Ils craignent le courroux de la puissante Kemet.
— Tu sais aussi bien que moi qu’ils fermeraient leur cœur à Amon lui-même si on leur offrait une récompense assez généreuse et une chance correcte de s’en sortir.
Imsiba éclata de rire.
— Les pêcheurs jurent qu’il n’est pas parti vers le sud. Je ne vois pas pour quelle raison ils mentiraient.
— Neboua en jugera.
Deux petits garçons munis de cannes à pêche marchaient côte à côte le long du chemin, pouffant chaque fois qu’ils se cognaient les épaules. Bak leur fit signe. Il énonça un message, leur demanda de le répéter jusqu’à ce qu’il soit sûr qu’ils avaient bien compris, puis les renvoya sur leur chemin.
— L’un des pêcheurs connaissait-il l’endroit où le capitaine Roï retrouvait l’homme sans tête ?
— Si c’est le cas, ils se gardent bien de l’admettre. Mais il y a quelque temps, deux frères, forcés de rester sur le fleuve après la nuit tombée, ont failli être renversés par un navire qui évoluait dans une obscurité complète, avec un équipage silencieux et furtif. Au matin, ils ont trouvé un trou dans la proue de leur esquif. Il a fallu près d’une semaine pour réparer, pendant laquelle leurs enfants et leurs femmes ont souffert de la faim.
— On dirait l’œuvre de Ouensou, plutôt que celle de Roï.
Bak pinça les lèvres. Le Kouchite devait être arrêté au plus tôt, avant qu’il ne provoque un naufrage où périraient tous les témoins.
— S’ils sont aussi terrorisés que Ramosé, je suis surpris qu’ils en aient parlé.
— C’est un autre qui m’a chuchoté l’histoire à l’oreille, dans l’espoir que je repartirais. Il craignait que ma présence prolongée attire la colère de Ouensou sur tous les pêcheurs de Kor.
— Ils ont eu vite fait de voir le lien entre lui et cette menace !
— Probable qu’ils ont reconnu son navire, même en pleine nuit. Il n’y en a pas un parmi eux qui n’échangerait femme et enfants contre la chance de posséder un tel bateau.
Bak regarda le fleuve en aval, où une douzaine de barques de pêche s’éloignaient de la berge, leurs voiles rouges, jaunes ou multicolores s’enflant sous la brise.
— Ils partent. On dirait que tes questions les ont mis en fuite.
— Si les dieux ne nous sourient pas, mon ami, nous aurons accompli ce voyage en vain, grommela Imsiba.
Le lieutenant se représenta le paysage au-dessus de Kor, rocailleux, désolé et ingrat, mais néanmoins habité. Là-bas, une cachette ne pouvait demeurer secrète. En y regardant d’assez près, on trouvait toujours une cabane, un petit jardin, un bout de pâturage. À l’instar des pêcheurs, leurs propriétaires pouvaient feindre d’être aveugles et sourds, mais il se trouverait bien quelqu’un qui avait des yeux pour voir et une langue pour parler.
Bak, debout à l’avant, propulsait l’embarcation à travers les joncs dans les eaux peu profondes.
— On m’a décrit le navire de Ouensou à maintes reprises. Si souvent, en fait, que la répétition a émoussé mon jugement et chassé la question que j’aurais dû poser depuis le début. Y a-t-il fait figurer un quelconque signe de propriété ?
— Comme nombre de Kouchites, il vénère les vaches à longues cornes, répondit Imsiba, repoussant un tronc de palmier pourri à l’aide de sa rame. La tête de son animal d’élection est peinte en rouge sur sa proue, avec des cornes torsadées, conformément à ses croyances.
L’esquif glissa à travers les derniers joncs. Les rapides s’en emparèrent pour l’entraîner vers un groupe de rochers déchiquetés. Bak faillit perdre l’équilibre, s’accroupit et plongea sa rame du côté opposé afin de maintenir l’embarcation à distance, évitant une collision certaine. Le gouvernail bloqué sous le coude, Imsiba borda la voile de manière à gagner des eaux plus profondes.
Depuis des heures, ils s’enfonçaient vers le sud dans le Ventre de Pierres. Les flots étaient turbulents, encaissés dans cette passe étroite et obstruée par des îles, certaines vastes, la plupart petites, beaucoup guère plus grandes que de gros rochers. De temps à autre, des bouillonnements perturbaient le cours du fleuve ou des rides indiquaient d’invisibles écueils.
Bak regrettait de tout son cœur de ne pas avoir amené un pêcheur de Kor. Un guide, même réticent, aurait mieux valu que pas de guide du tout. Des eaux encore très hautes le plus souvent recouvraient les berges naturelles du fleuve. Ni Imsiba ni lui ne connaissaient bien cette région, et à voir les nombreux îlots rocheux, ils n’avaient aucune idée de ceux qui pouvaient abriter un navire de la taille de celui du capitaine Roï. Ils ne savaient pas davantage quelle voie était la plus sûre.
Par ailleurs, ils n’avaient rencontré aucun succès dans les quelques hameaux minuscules qu’ils avaient découverts, nichés parmi les rochers. Les habitants – isolés, pauvres, méfiants – se dérobaient et attendaient du chef ou de l’ancien qu’il parle en leur nom. Avec un bel ensemble, ils prétendaient ignorer si un navire chargeait ou déchargeait pendant la nuit. Nul ne regardait Bak dans les yeux, mais mentaient-ils par peur des contrebandiers, ou redoutaient-ils simplement l’autorité qu’il représentait ? Il ne savait plus que penser.
À l’ouest, une épine de granit noir se dressait, solitaire, au-dessus d’une interminable pente de sable doré descendant de la longue arête où le corps d’Intef avait été retrouvé. Devant, l’extrémité inférieure de l’épine, baignée par le fleuve enflé, s’était effondrée depuis longtemps. Elle formait un chaos minéral érodé par le vent, le soleil et les flots. Une écume blanche signalait des rochers à fleur d’eau et avertissait le batelier prudent de passer à l’écart.
Imsiba contemplait ces bouillonnements avec répugnance.
— Un navire comme celui de Roï ne pourrait pénétrer si loin dans le Ventre de Pierres, sauf quelques mois par an.
— Je n’ai pas demandé à l’équipage quelle était la fréquence de leurs venues, admit Bak. Sans doute uniquement pendant la crue, quand Ouensou pouvait descendre le Ventre de Pierres pour apporter un chargement à l’homme sans tête. Roï se rendait ici, chargeait autant qu’il osait transporter en une fois, et regagnait Abou muni d’un faux manifeste. Mais j’imagine que c’était rare.
— Oui, d’autant plus que les rendez-vous avec Ouensou étaient difficiles à respecter en raison de la longueur du trajet et des impondérables.
Bak hocha la tête.
— Ce qui justifie l’emploi d’un dépôt temporaire, en d’autres termes le tombeau découvert par Intef.
Les rapides s’éloignèrent derrière eux et leur voile déployée les poussa autour des récifs, révélant une petite crique. La brise du nord se heurta contre une paroi de granit, dernier vestige de l’arête qui résistait encore aux intempéries. La voile tomba, et le navire fut emporté sur sa lancée dans des eaux paisibles. En amont, un surplomb abrupt aussi gros qu’une immense nef de guerre détournait le courant, tandis que le replat de l’escarpement formait une sorte de quai en aval. Des tamaris croissaient à profusion au fond de la crique et derrière le bloc rocheux. Le paysage ne pouvait certes pas masquer entièrement un navire et des hommes chargeant de la marchandise, mais aurait certainement abusé les soldats des tours de garde lointaines qui dominaient les pistes du désert, surtout par une nuit sans lune.
Bak adressa à Imsiba un sourire hésitant. Il avait été trop souvent déçu dans la matinée pour s’abandonner à l’espoir.
— Cela paraît un coin idéal pour jeter les amarres.
— Où est l’oasis toute proche ? demanda le Medjai, également prudent. Ce n’est sûrement pas ce bosquet de tamaris.
Il prit les avirons pendant que Bak baissait la vergue et fixait la voile. Osant à peine respirer, ils ramèrent sur toute la longueur du replat, cherchant des traces d’usure sur le roc. Ils trouvèrent plusieurs endroits où la pierre était blanche et cendreuse, comme bosselée. Avec une confiance croissante, ils tirèrent l’esquif sous les arbres et se hâtèrent d’examiner les lieux. Ils découvrirent sans peine les piquets d’amarrage que Roï et Ouensou avaient laissés derrière eux. Après une matinée si décourageante, ils croyaient à peine à leur chance. C’était enfin l’endroit qu’ils cherchaient.
D’en haut de l’escarpement, ils distinguèrent des palmiers en direction du sud. De lourdes grappes de dattes rougeâtres pendaient à leurs cimes. Là-bas, devina Bak, ils trouveraient l’oasis. Et, comme un fruit ne se développait pas à moins d’être fertilisé par l’homme, celui qui les cultivait ne serait pas loin.
Un sentier battu à travers les tamaris les conduisit à un triangle irrégulier de terre noire fertile déposée dans le lit d’un cours d’eau, asséché depuis longtemps à la suite d’un glissement de terrain. Le centre de l’oasis, creusé de rigoles délimitant les différents coins de jardin, était ouvert au soleil. Des plants minuscules perçaient le sol encore humide – oignons, melons, haricots et lentilles –, tandis que le trèfle explosait en un riche tapis de verdure. Sur la périphérie, des palmiers et quelques acacias procuraient un ombrage à des chèvres, des moutons, quatre ânes et un bœuf brun-gris. Une maisonnette en brique crue se blottissait au pied de l’ancien glissement de terrain. Bak supposa qu’elle se composait d’une pièce au niveau du sol et d’une ou deux autres, souterraines, à l’arrière. De la fumée montait d’un four extérieur. L’arôme du pain en train de cuire lui rappela le repas de midi qu’ils avaient laissé intact dans leur esquif.
Les animaux étaient gras, leur poil luisant. Une remise au toit en nattes de joncs abritait plus d’une douzaine de bottes de foin. Des canards, des oies et des oiseaux sauvages grattaient la terre autour d’autant de jarres rouges ventrues, sans doute utilisées pour conserver le grain.
Imsiba résuma tout haut la conclusion de Bak :
— Ces gens semblent jouir d’une étonnante prospérité.
— Penses-tu que les dieux leur dispensent des présents dans la nuit ? demanda Bak avec un sourire.
— Les dieux ? Plus vraisemblablement un homme sans tête.
Le propriétaire aux épaules carrées, âgé comme Bak d’environ vingt-cinq ans, était installé au bord du fleuve sur une barque retournée, où il nettoyait du poisson. Dès qu’il aperçut les deux policiers qui approchaient, il se leva, son couteau à étriper à la main, et les observa sans un geste de bienvenue.
Une jeune femme potelée était assise devant la maison à l’ombre d’un acacia, ses jambes repliées sous elle. Elle façonnait un récipient dans de l’argile, sans tour, à la mode d’autrefois. Un bébé dormait près d’elle sur une paillasse, pendant qu’une fillette de trois ou quatre ans malaxait de la terre noire dans un bol. La petite remarqua les inconnus et les montra du doigt. La femme se releva, prit le bébé dans ses bras puis attrapa la fillette par le bras pour l’entraîner à l’intérieur de la maison. Un garçon d’environ six ans, debout dans l’ombre mouchetée des palmiers-dattiers, fixait les deux hommes en suçant son pouce.
— Que de hâte à lier connaissance ! ironisa Imsiba.
Bak resta sombre. Son sens de l’humour lui faisait pour une fois défaut.
— Comme tous ceux à qui nous avons parlé aujourd’hui. Mais je crois que ces gens en ont une raison plus sérieuse.
Il leva son bâton de commandement et fit signe à l’homme. Sans se presser, celui-ci reposa le poisson et le couteau dans un panier avant de s’avancer vers eux. Bak ne bougea pas d’un pouce, obligeant l’autre à parcourir toute la distance. Les habitants de la région ne se fiaient certes pas aux autorités, mais respectaient le pouvoir dont elles étaient investies.
— Je suis le lieutenant Bak, officier en charge de la police medjai de Bouhen, et voici mon sergent, Imsiba, dit-il d’une voix sèche, mais assez agréable. Nous venons pour un motif important.
— Je m’appelle Kefia. On voit peu d’étrangers, par ici, et on sait peu de chose sur le monde au-dehors de notre petite oasis.
Son visage, aussi carré que son corps, demeura impassible et fermé sous le regard inquisiteur de Bak. qui répliqua :
— La baie offre un havre si agréable que j’aurais cru qu’elle attirait beaucoup de gens. Des pêcheurs. Des cultivateurs venus troquer leur surplus de production. Des haleurs du Ventre de Pierres, durant la crue.
Il s’arrêta, laissant Kefia penser ce qu’il voulait, puis il termina d’une voix dure :
— Et des contrebandiers qui se croient assez malins pour échapper à la loi.
L’homme battit des paupières mais ne parut pas autrement ému.
— Ceux qui veulent échanger du poisson, du gibier ou d’autres produits viennent chez nous. Quant à des malfaiteurs…On ne cherche pas les ennuis et eux non plus, dit-il en haussant les épaules. Ils se tiennent à l’écart, et je leur souhaite bon vent.
Imsiba le fixa sans aménité.
— Laisser des contrebandiers se livrer à leur fraude constitue une offense contre Maât et contre notre reine, Maakarê Hatchepsout.
Un groupe de pigeons s’envola dans un grand froissement d’ailes sur une île en aval, fournissant une excuse à Kefia pour éviter le regard scrutateur du Medjai.
— Moi, je me mêle de mes affaires.
Bak ressentit une terrible envie de le secouer pour lui arracher la vérité, au lieu de quoi il se borna à sourire.
— C’est une belle terre que tu as là, toutefois je l’aurais cru bien petite pour nécessiter un bœuf comme bête de somme.
Kefia lança un coup d’œil au bovin et sa voix devint bourrue.
— Comme tu peux le voir par toi-même, je suis le seul homme ici. Je n’ai pas de fils en âge de travailler dans les champs. Le bœuf m’aide à labourer.
— Mais ces petits champs ne produisent sans doute pas assez de fourrage pour nourrir un bœuf que tu utilises seulement une fois l’an. Sans compter quatre ânes voraces.
— C’est pour les dattes, répondit Kefia un peu trop vite et avec un peu trop de véhémence. Les miennes sont les plus belles de tout le Ventre de Pierres. Je les vends sur le marché de Bouhen et j’ai besoin des ânes pour les transporter.
Bak répliqua d’un air incrédule :
— Tu traînes des dattes à dos de baudet pendant plus d’un jour de marche, le long d’une piste poussiéreuse, quand un bateau serait plus propre et plus rapide ?
L’homme tenta de soutenir le regard de Bak, mais s’en montra incapable.
— Deux innocents ont été tués, Kefia. Ils ont perdu la vie à cause de ceux que tu protèges. Qui te dit qu’ils ne se retourneront pas contre toi ? Si je reviens demain, et que je vous trouve assassinés, ta famille et toi, nul ne pourra me reprocher de ne pas t’avoir prévenu.
Kefia poussa un gémissement sourd et enfouit son visage dans ses mains. Il dit d’une voix tremblante :
— Entendu ! Je vais parler ! Mais c’est déjà comme si j’étais mort.
Bak échangea avec Imsiba un bref regard de soulagement, mais il n’oublia pas pour autant la peur qu’il avait ressentie tout au long de leur voyage en amont.
— Tu dois quitter cet endroit immédiatement, dit-il d’un ton radouci. Tu possèdes une barque, à ce que je vois. Emmène ta famille à Kor. Dis au capitaine d’infanterie Neboua que je t’envoie. Il assurera ta protection jusqu’à ce que j’aie mis la main sur les hommes que tu redoutes.
— Et mes bêtes ? Mes tendres pousses ? Je ne peux pas les abandonner, elles se dessécheront et mourront !
— Il enverra des soldats veiller sur tes biens. Maintenant dis-moi ce que tu sais sans rien omettre, et commence par une description de tes visiteurs nocturnes.
— Je n’ai jamais vu personne !
Imsiba eut un rire narquois.
— Tu n’es jamais allé dans la crique ? Tu ne t’es jamais caché dans le noir, pour observer les hommes qui chargent ou déchargent leur cargaison ?
— Jamais ! Je le jure ! Pour dire la vérité, j’avais peur, dit Kefia, courbant la tête avec honte.
— Et ces bêtes de somme, reprit Bak, sont-elle apparues un jour comme par magie ?
Kefia eut un geste de dénégation et gémit :
— Une nuit que j’étais couché, une voix m’a réveillé. Une voix d’homme, qui m’a ordonné de rester dans la maison et de ne pas chercher à le voir. Il a dit qu’il avait amené un bœuf et quatre ânes, du grain et du fourrage pour les bêtes, ainsi que des jarres d’huile et des pièces de lin pour ma famille. Je devais m’occuper des animaux comme si c’étaient les miens. Si d’aventure j’entendais ses pas la nuit, je ne devais pas chercher à le voir ou à le suivre. Et je ne devais jamais m’approcher de la crique une fois la nuit tombée.
Kefia s’éclaircit la gorge et déglutit péniblement.
— Tant que j’obéirais, me dit-il, je serais grassement récompensé, mais si je le trahissais… les miens et moi péririons, acheva-t-il en un murmure, d’une voix brisée.
— Tu as donc fait ce qu’on te disait, affirma Imsiba pour mieux le sonder.
— Oui. Parfois, quelqu’un emmène puis ramène les bêtes dans la nuit, et au matin je découvre des présents sur le seuil. Quand ensuite je vais dans la baie, je vois les signes du passage d’un bateau, d’une présence humaine. C’est tout ce que je peux vous dire ! Je le jure ! geignit-il d’une voix suraiguë et chevrotante.
Pas plus qu’Imsiba, Bak ne pouvait croire que Kefia avait résisté à l’envie d’espionner son bienfaiteur. Le pousser à l’admettre serait difficile, voire impossible. Il jugea préférable d’aller voir plus loin. Un autre aurait peut-être moins à perdre en parlant.
— Les pigeons provenaient du nord de l’île, dit Bak. Il y en avait au moins cent. Nous allons sûrement trouver celui qui les élève.
Assis à la proue de l’esquif, il scrutait la surface bouillonnante à sa droite, où des rochers se cachaient sous une écume délicate. Imsiba leva les yeux vers l’à-pic de roche noire dont le sommet était couronné par un acacia au feuillage ombreux.
— La vue d’en haut doit être impressionnante. Je me demande si l’on distingue la crique, par les nuits sans lune…
— Regarde ! indiqua Bak. Des chèvres !
Devant eux, la falaise s’affaissait brusquement et les éboulis formaient une pente plus douce. Des acacias et des herbes dures s’accrochaient près du sommet, alors que des tamaris frangeaient la partie inférieure. Une demi-douzaine de chèvres au pied sur les observaient sans crainte.
— Le vieillard dont parlait le serviteur de Nebamon ne venait-il pas à Bouhen pour y vendre des chèvres ?
— En effet, et vu la proximité de la crique…
Bak laissa la pensée et l’espoir en suspens.
Ayant contourné un épaulement luisant, ils tombèrent sur une nacelle de papyrus ramenée sur les mauvaises herbes, au-dessus du bord de l’eau. Un petit homme sec aux cheveux gris était assis sur un surplomb rocheux, un bâton de pêche à la main. À l’instant où ils furent en vue, il planta son bâton dans la terre, s’arc-bouta pour se mettre debout et dévala la pente vers eux. Il tira la proue de leur bateau afin de les aider à débarquer.
— Tu en as mis du temps à arriver, lieutenant ! dit-il avec un large sourire.
Bak éclata de rire. La nouvelle de leur mission les avait devancés.
— Si tu sais qui nous sommes, tu sais assurément pourquoi nous venons.
— À cause de l’homme sans tête.
Tout en aidant Imsiba à hisser l’embarcation sur la berge, le vieillard contempla avec convoitise les armes couchées dans la coque et le panier de provisions qu’ils n’avaient toujours pas entamées.
— Je l’ai vu. Pas seulement de là-haut, dit-il, agitant la main vers le point culminant de l’île, mais aussi de l’eau. Je n’ai pas pu trop m’approcher, remarquez, mais assez pour distinguer l’étoffe noire drapée autour de sa tête et pour l’entendre parler aux capitaines des navires qui mouillaient dans la baie. J’ai vu les objets magnifiques qu’ils avaient fait passer en fraude.
Comme maints de ceux qui vivaient loin de leurs semblables, il était loquace à l’excès. Bak l’observait avec attention.
— Puisque tu as tout vu, pour quelle raison n’es-tu pas venu nous avertir plus tôt ?
— Par peur, tout simplement.
— Pourquoi ce revirement ? voulut savoir le Medjai.
Le vieillard eut un haussement d’épaules exagéré :
— Je trouve qu’il est temps d’équilibrer les plateaux de la balance.
« Et maintenant que nous talonnons les contrebandiers, pensa Bak, tu trouves plus sûr de rechercher une récompense. D’où ton voyage à Bouhen. »
— Vieil homme, nous avons du pain, de la bière et de l’oie. Pouvons-nous trouver un endroit confortable où s’asseoir ? Nous bavarderons tout en partageant cette nourriture.
Les yeux brillants de gourmandise, le vieux indiqua un étroit chemin sinueux grimpant vers les hauteurs.
— On m’appelle Ahmosé. Bienvenue sur mon île.
Cette île était une gigantesque masse de rocs craquelés et brisés dont les moindres renfoncements s’étaient emplis, au fil des siècles, de sable et de limon. Les lopins plus étendus étaient plantés de fruits et de légumes, les plus modestes fournissaient les herbages, les buissons et les arbres sauvages dont s’alimentaient les chèvres. Un lieu presque idyllique, à l’abri des maraudeurs du désert et des intrus, et cependant précaire. Porter de l’eau jusqu’aux terres les plus hautes nécessitait un labeur exténuant, perpétuellement recommencé.
Non loin du sommet, une minuscule maison en brique crue derrière une cour entourée d’un mur était en partie ombragée par les acacias. Un colombier se dressait à côté et quatre ruches en terre cuite occupaient une anfractuosité rocheuse dominant la maison. À leur approche, une vieille toute ratatinée disparut à l’intérieur, laissant un tas de farine grossière près d’une meule.
— Ma belle-mère, précisa Ahmosé. Il ne reste plus que nous deux, à présent. Mon épouse, mes fils et mes filles, mes petits-enfants… La plupart sont morts, les autres sont partis.
Bak en comprenait bien la raison. Peu de gens se seraient accommodés d’une telle solitude. Même si l’île offrait une rare liberté, il fallait supporter de vivre pratiquement seul avec ses propres pensées.
Imsiba s’assit en tailleur à l’ombre et découpa l’oie en quatre portions. Il en remballa une dans des feuilles tendres et la posa près de la meule. Ahmosé parut surpris, mais n’émit pas de commentaire pendant que le Medjai distribuait les autres parts.
— Maintenant, vieil homme, dis-moi, commença Bak en prenant place auprès de son ami. Depuis combien de temps observes-tu ces rencontres secrètes pendant la nuit ?
— Depuis plus d’une année, répondit Ahmosé, cherchant une position confortable pour son derrière osseux. Rudement distrayant, ça. Et il y a de quoi ouvrir les yeux.
— Raconte-nous.
Bak lui tendit une petite miche de pain rond, mais garda la cruche de bière comme s’il était trop captivé par la réponse pour songer à la faire passer. Il avait la certitude que le vieillard était à l’origine de l’histoire rapportée par Nebamon, qu’il l’avait racontée sciemment afin d’attirer une patrouille du désert ou la police, et qu’il désirait quelque chose en échange de l’information qu’il comptait fournir.
Le vieux déchira un morceau de la miche croustillante, le fourra dans sa bouche et se mit à mastiquer, prolongeant leur attente. Les pigeons revinrent dans un grand bruissement d’ailes se poser sur le mur de la cour, sur le toit, le colombier ou par terre. Imsiba recouvrit le grain fraîchement moulu d’une natte de roseaux qui se trouvait sur le mur.
— J’ai besoin d’un serviteur, déclara Ahmosé. Un gaillard jeune et vigoureux pour m’aider à m’occuper de mes légumes et de mes oiseaux. Pour porter l’eau quand les plantes ont soif et pour nourrir les animaux quand ils ont faim. Pour cuisiner et nettoyer à la place de la vieille, car elle n’arrive plus à rien faire correctement. Et aussi pour nous soigner quand nous n’aurons plus de forces.
Bak réprima un sourire. La requête était raisonnable, le besoin probablement plus pressant que le vieil homme ne le laissait paraître, mais le policier avait trop d’expérience pour accepter tout de suite.
— Jusqu’à ce que je sache ce que tu as à m’offrir, je ne peux que réfléchir à ta requête.
— Deux navires, voilà ce que j’ai vu.
Ahmosé s’interrompit, feignit de mettre de l’ordre dans ses pensées. Ses yeux se tournèrent vers la cruche de bière que Bak tenait toujours, puis tombèrent sur la portion d’oie qu’Imsiba lui avait servie.
— L’un des deux est petit, maniable et sûr au milieu des rochers. Son maître est un homme du Sud, capable de voir dans le noir et de dire rien qu’au seul murmure de l’eau ce qui se cache sous la surface. Le second est un gros bateau de commerce, le capitaine, un homme de Kemet qui porte le nom de Roï. Lui aussi connaît bien ces eaux, mais il est gêné par la taille de son vaisseau.
— Tu ne m’as rien dit que je ne sache déjà, répliqua Bak, fixant soudain la cruche comme surpris de la voir dans sa main, avant de la lancer au vieux, qui l’attrapa avec la prestesse d’un adolescent. Pour mériter une récompense, tu dois me donner des informations beaucoup plus intéressantes que ça.
La bouche d’Ahmosé se crispa en une mince ligne obstinée.
— Je ne suis plus jeune, lieutenant, plus capable de me protéger et de préserver mes biens. Si je le révèle ce que tu veux entendre, qu’est-ce qui m’assure que l’homme sans tête ne viendra pas nous égorger, la vieille et moi ? Comment saurai-je qu’il ne volera pas mes bêtes pour les laisser crever de faim ?
Bak échangea un regard las avec Imsiba. La question, quoique légitime, poussait leur patience à bout. Après avoir pris grand soin de les attirer sur l’île, Ahmosé marchandait comme pour du bétail.
— Des soldats viendront demain s’occuper des bêtes et des champs de Kefia. Je veillerai à ce qu’ils prennent également soin de toi, de ta belle-mère et de tes biens.
Ahmosé rongea sa cuisse de volaille et mastiqua lentement, attendant sans doute une réponse au sujet du serviteur dont il avait besoin. Voyant que Bak ne disait mot et ne pliait pas, il poussa un long soupir résigné.
— J’ai vu l’homme sans tête prendre le bœuf chez Kefia et s’enfoncer avec lui au cœur de la nuit. Quelquefois il rejoint un bateau, celui du Kouchite, et il charge un lourd coffre de bois sur un traîneau, que le bœuf tire ensuite. Parfois le fardeau est si énorme qu’il charge aussi les ânes de Kefia. Ils forment une caravane et ils s’éloignent tous ensemble.
— Et les autres fois ? interrogea Bak.
— Mmmmm ! Voilà les gâteaux et le miel ! s’exclama Imsiba en tirant un paquet enveloppé de feuilles et une petite cruche.
Les yeux d’Ahmosé brillèrent et il fixa le paquet, l’eau à la bouche. Il semblait avoir un faible pour les douceurs, que sans doute la vieille femme ne pouvait plus lui préparer.
— Il s’en va avec le bœuf et ramène un traîneau plein de marchandise. Tout ce qui s’y trouve est embarqué sur le navire du capitaine Roï.
— Où s’en va-t-il, quand il s’éloigne avec le bœuf ? Dans le désert ?
Ahmosé regarda Imsiba écarter largement les feuilles, qui révélèrent des gâteaux à la croûte brune enrobée de miel, et il se lécha inconsciemment les lèvres.
— Il marche vers l’ouest, ça oui, mais je n’ai pas été voir quelle distance il parcourt. La vie m’a depuis longtemps appris la valeur de la prudence.
Bak le comprenait. Un homme âgé, dont la force l’avait quitté, n’avait pas envie d’attirer l’attention en laissant dans le sable des traces que l’homme sans tête aurait suivies à coup sûr.
— Sa nuit de travail finie, il ramène le bœuf et les ânes chez Kefia. Où s’en va-t-il après ?
Ahmosé hésita. À en juger par son expression, il avait bien conscience de la valeur de l’information qu’il avait livrée jusqu’alors et répugnait à dévoiler le reste avant d’avoir l’assurance d’être récompensé. Tandis qu’Imsiba faisait couler un filet de miel sur un gâteau, le vieux fixait le ruisselet doré, l’envie et l’indécision alternant sur son visage.
Il détourna son regard non sans effort.
— Lieutenant, j’ai entendu dire que tu es un homme juste et au cœur généreux. Comment peux-tu me prendre quelque chose sans rien m’offrir en retour, quand tu récompenses royalement d’autres moins coopératifs ?
« La nouvelle des objets que j’ai laissés à Pahouro s’est-elle répandue aussi loin ? » se demanda Bak.
— Ne crois pas tout ce que tu entends, vieil homme. Les histoires tendent à être amplifiées en proportion directe avec les désirs de celui qui écoute.
Les traits d’Ahmosé se défirent, reflétant la résignation d’un homme persuadé qu’il devrait se contenter de sucreries au lieu du serviteur requis.
Bak lui effleura le bras en lui adressant un sourire rassurant.
— Tu auras ta récompense, n’aie crainte. Non pas un serviteur, mais deux : un jeune homme qui allégera ton fardeau, et une femme qui le rendra heureux en ce lieu solitaire.
Ahmosé le fixa, bouche bée. Puis il baissa la tête, dissimulant son visage, et parla d’une voix rauque à cause de ses larmes de joie.
— L’homme sans tête remonte le fleuve. À une demi-heure de marche de la terre de Kefia, il trouve un bras secondaire où un petit esquif est caché parmi les roseaux. Il grimpe à bord, le pousse dans le courant, et se laisse emporter au fil de l’eau à travers les ténèbres.